Loïc Barrière : « Abd el-Kader est d’abord une figure humaniste »
Le romancier ressuscite un personnage un peu oublié.
GUILLAUME PERRAULT
Sait-on qu’Abd el-Kader, le chef des tribus arabes qui ont combattu les Français en Algérie de 1832 à 1847, a ensuite sauvé du massacre des chrétiens pendant son exil à Damas ? Dans Le Roman d’Abd el-Kader*, Loïc Barrière, journaliste à Radio-Orient et écrivain, redonne vie à un homme dont ne demeure qu’une image simpliste. LE FIGARO. - Qui est au juste Abd el-Kader ?
Loïc BARRIÈRE. - Abd el-Kader grandit dans une confrérie religieuse de la région d’Oran dirigée par son père, souvent en rébellion contre les Ottomans qui règnent alors sur l’Algérie. Lorsque les Français débarquent à Alger en 1830, trois tribus arabes confient leur destin à Abd el-Kader. Il mènera la guerre contre la France tout en essayant de fédérer les tribus arabes. L’émir prêche par l’exemple : des vêtements pareils à ceux de ses hommes ; pas de demeure somptueuse ; très peu de biens en dehors des manuscrits et des livres. Il refusait de tuer ses prisonniers, contrairement aux usages de l’époque, et s’est efforcé de bien les traiter. L’émir est allé jusqu’à proposer au premier évêque d’Alger d’envoyer un prêtre dans sa smala, à la condition qu’il ne communique pas la position du campement. Esprit chevaleresque remarquable car Abd el-Kader faisait face à deux forces antagonistes. D’une part, les Français qui menaient une guerre implacable. D’autre part, des tribus arabes qui refusaient son autorité. Elles ont massacré la population juive de Mascara et son propre beau-frère a mis à mort un groupe de prisonniers français, contrevenant à ses ordres.
« Le sultan des Arabes » finit par déposer les armes ?
En décembre 1847, Abd el-Kader est isolé. L’émir décide de se rendre aux Français à condition qu’on le transporte, lui et ses proches, à Alexandrie ou Saint-Jean-d’Acre. Les Français acceptent. Pour Abd el-Kader, cette « soumission » est honorable car il s’est rendu volontairement. Près de cent personnes l’accompagnent en exil : sa mère, ses trois femmes, ses enfants, neveux et nièces et ses plus proches compagnons d’armes. Avant d’embarquer, il a offert son cheval au duc d’Aumale.
Et c’est la déception : le voilà conduit en France…
Abd el-Kader et les siens sont transportés à Toulon et assignés à résidence. Louis-Philippe entame des négociations avec l’Égypte pour le transférer à Alexandrie quand éclate la révolution de février 1848. Les bouleversements politiques retarderont de cinq ans la libération de l’émir. Transféré à Pau puis à Amboise avec sa suite, il choisit de mener une vie de reclus et d’ascète. Il consacre son temps à la prière et à la méditation. Les Français ont le souci de bien traiter ce prisonnier de marque. Mais les conditions de vie sont spartiates. Des enfants naissent, d’autres meurent, ainsi que l’attestent les tombes musulmanes du château d’Amboise. Le sort de l’émir émeut. Son biographe britannique, Charles Henry Churchill, écrit peu après : « Poussés par des sentiments complexes de curiosité, de sympathie et d’admiration, hommes d’État, diplomates et soldats, c’était à qui viendrait rendre hommage à l’auguste prisonnier. » Les peintres, tels Horace Vernet, veulent faire son portrait.
Arrive alors le futur Napoléon III !
En octobre 1852, le prince-président vient en personne annoncer à l’ancien émir qu’il sera libéré. Lui aussi a connu la prison et l’exil. Louis-Napoléon Bonaparte octroie au chef vaincu une pension digne de son rang. Il n’en conserve que la moitié, reversant l’autre moitié à ses ex-lieutenants et aux nécessiteux. Le prince-président convie ensuite Abd el-Kader dans la capitale. C’est un événement parisien : les deux hommes sont acclamés à l’Opéra. Abd el-Kader tient à entrer à la Madeleine et Notre-Dame. Il s’incline devant le tombeau de Napoléon aux Invalides. Le 2 décembre 1852, jour de la proclamation de l’empire, Abd el-Kader est l’un des invités d’honneur de Napoléon III. Puis Abd el-Kader embarque pour la Turquie.
Quelle vie mène Abd-el-Kader en Orient ?
Il s’installe à Damas en 1856. Des centaines d’Algériens le rejoignent. Il rassemble les œuvres de son maître spirituel Ibn Arabi afin de les publier. En 1860 des pogroms antichrétiens se déclenchent à Damas. L’ancien émir enfourche son cheval, rassemble ses Algériens et sauve du massacre des milliers de chrétiens. Son héroïsme, relaté par la presse occidentale, en fait une star internationale. Des lettres et des cadeaux lui parviennent de Russie, de France, de Grande-Bretagne. Le président des États-Unis lui offre deux pistolets incrustés d’or. Lors d’un voyage à Alexandrie, il est initié par la loge française Les Pyramides pour le compte de la loge parisienne Henri IV. Rappelons qu’à l’époque, le Grand Orient se référait toujours à Dieu et non au Grand Architecte. Abd-el-Kader se rend à Paris pour l’Exposition universelle de 1867. Il est convié à l’inauguration du canal de Suez en 1869.
En quoi cette figure conserve-t-elle une actualité ?
Le soufisme est considéré par ses adeptes comme le cœur de l’islam, et non comme une voie parallèle. Pour Abd el-Kader, la notion de miséricorde est essentielle. Certes, il a fait la guerre au nom du djihad mais il s’agissait pour lui d’une guerre défensive qui interdisait la barbarie. Durant ses années de combat, il n’a cessé de dire que son but premier était le grand djihad, le combat intérieur, celui qu’on mène contre soi-même, ainsi que l’indique le Coran. Le soufisme pourrait être une réponse possible pour de jeunes musulmans en quête de sens. Quand Daech décapite ses otages, il est utile de rappeler comment l’émir traitait les prisonniers de guerre. Lorsque les fanatiques détruisent Palmyre ou les manuscrits de Tombouctou, souvenons-nous qu’Abd el-Kader sauvegardait tous les manuscrits qu’il pouvait. S’il vivait aujourd’hui, il s’efforcerait de protéger les chrétiens d’Orient. ■
* Le Roman d’Abd el-Kader (Les Points sur les i Éditions, 2016, 173 p., 13 €)