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loicbarriere
14 mai 2007

Article de l'écrivain algérien Djilali Bencheikh sur "Le Voyage clandestin"

L’ECRIVAIN DE LA CLANDESTINITE

Pour son premier roman, le journaliste français Loïc Barrière a choisi de plonger dans la détresse de cette génération d’Algériens pour qui un bateau pour l’Australie représentait le salut. De cette rumeur qui avait en 1988 provoqué des émeutes autour du port d’Alger, le comédien Fellag avait déjà rincé les avatars humoristiques. Loïc Barrière en a saisi la dimension dramatique pour bâtir un roman qui sonne juste à quelques détails près. Avec une intrigue dépouillée jusqu’à l’os.Alger_hittistes

Adel est un jeune Algérien qui a fini par se décider à faire le grand saut. Le bateau australien n’était qu’une illusion, et Sidney, Melbourne, à l’autre bout de la planète. Mais il existe une étape de lancement qui s’appelle Paris. Paris qu’il parvient à rejoindre clandestinement après un parcours du combattant qui le mènera de Tlemcen à Tanger puis d’une plage espagnole à Marseille dans le coffre d’une voiture pilotée par un trafiquant multicartes. Comme pour de nombreuses générations de migrants légaux ou illégaux qui l’ont précédé, le premier contact avec la Ville des Lumières s’opère sous forme d’une gifle en pleine figure. Comment survivre, comment naviguer dans cette gigantesque et prestigieuse capitale sans un sou vaillant, sans connaître personne. Adel avait bien cachée, tout contre son cœur, l’adresse d’une correspondante prénommée Dominique à qui il avait envoyé des liasses de poèmes enflammés. C’était à la fois son secret, son espoir et son atout cœur. Mais un tragique malentendu, doublée d’une farce de mauvais goût, le met à la rue.

Dès lors, tout s’enchaîne pour renvoyer ce jeune homme candide et pieux dans une trajectoire descendante. La mère de Dominique, à son corps défendant, lui offre bien la planche de salut. Mais son amour-propre et son éducation l’empêchent d’accepter ce giron qui s’ouvre devant lui. Alors commence pour ce fils de famille bien rangé, respectueux de Dieu et de sa mère, une folle chevauchée vers l’abîme. En dehors de la fraude dans les transports, sa force morale le prémunit contre tout manquement aux lois de la République. Mais la planche de son destin étant savonnée dès le départ, sa chute est quasiment programmée, pour un motif dérisoire. Pour un ticket de métro, ce sera la prison avant l’expulsion vers l’inconnu. Et l’amour stérile, parce que tardif, de Catherine, qui exulte dans une lettre émouvante et anachronique, vient compléter le chapelet des occasions perdues pour ce Adel-pas-de-chance.

Contrairement à de nombreuses publications qui fantasment sur l’Algérie, Le Voyage Clandestin est une aventure intérieure, écrite du dedans. Qu’est-ce qui a poussé un jeune journaliste extérieur au microcosme à se mêler de la déglingue algérienne : Alg_rie1

« Comme tout le monde, je suis bouleversé par ce qui se passe en Algérie. Mais je ne crois pas qu’on écrive un roman par solidarité. J’ai essayé, du mieux que j’ai pu, de raconter ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti. Il me semble, mais peut-être n’ai-je pas assez lu – que toute une frange de la population algérienne – et plus généralement la jeunesse du Maghreb – était exclue de la littérature. Peut-être parce que leur univers, leurs problèmes, sont très éloignés de l’imaginaire des écrivains. Je ne prétends pas qu’Adel soit emblématique de toute une jeunesse, mais je crois que ce personnage existe puisque je l’ai rencontré. Le véritable Adel, le héros de ce livre, vendait des glaces dans une artère commerçante d’Alger, l’été 88. Il m’avait longuement parlé de ses projets : il voulait voyager, s’établir en Angleterre, en Norvège ou en Australie. Deux ans plus tard, en pleine crise du Golfe, je l’ai revu à Paris ; il avait réussi à venir par l’Italie, sans visa. Il habitait à droite et à gauche, chez des amis. Puis il s’est fait arrêter par la police et il est resté en prison plusieurs mois. Nous avions à peu près le même âge. Moi, j’étais allé librement en Algérie et lui, on l’avait jeté en prison, comme un voleur, parce qu’il avait voulu voyager lui aussi. Je ne cherche pas à en faire un martyr de la cause des immigrés clandestins. Mais j’en ai marre que le voyage reste un luxe d’Occidental : un Français ou un Américain qui part au Maghreb est un touriste, un voyageur, un globe-trotter, un aventurier, alors qu’un Algérien ou un Burkinabé du même âge sera traité de réfugié économique. Ce mépris néocolonialiste m’exaspère. Même si ça peut paraître naïf -  et je revendique cette naïveté – il me paraît normal, souhaitable, que des jeunes aient envie de bouger, de quitter leur terre. Mon propos n’était pas de prendre position pour ou contre les lois sur l’immigration mais de raconter l’histoire de quelqu’un dont le sort n’intéressait personne. »

Finalement, Loïc Barrière n’est-il pas ce voyageur clandestin à l’intérieur de lui-même ? Un clandestin qui émerge à la lumière par la vertu de cette première chandelle qui tremblote d’émotion. Normal, il ne nous éblouit pas. Pas encore. Mais il y a matière à s’allumer dans ce personnage, ce juste Adel qui échappe aux clichés, aux catégories sociologiques du moment. C’est un jeune, tout simplement, à la manière dont Coluche disait : « C’est un mec ». Habillé du génie de la banalité quotidienne, il n’a pas d’ambition précise. Juste un rêve qu’il poursuit jusqu’à l’absurde, telle une queue de comète traçant l’inconnu abyssal de son destin. Un héros sans doute un peu trop ajusté, trop propre, trop bien : « Il est vrai qu’Adel est un pur : un bon musulman, un bon fils, un homme droit. Mais ils sont des milliers comme lui, en Algérie, au Maroc ou ailleurs. Je m’étonne qu’on parle si rarement de ces jeunes gens ordinaires, qui ne sont pas des saints mais plutôt des gens sains et simples. Adel reste effectivement pur, malgré les épreuves, parce qu’il croit encore à son rêve, à son grand destin : l’Australie. La personne qui m’a servi de modèle était moins angélique, la prison, je crois, l’avait cassé. »

Pour ne pas sombrer, Adel ne quitte jamais son calepin, un carnet tout froissé où s’alignent des poèmes tremblés qui scandent ses pérégrinations. N’est-ce pas une vision intellectualisée d’une réalité plus amère : « J’ai été frappé, au Maghreb, par le nombre de poètes au kilomètre carré ! Là-bas, quand on a vingt ans, on écrit de la poésie comme on respire, sans rechercher la gloriole. »Alger2

Désincarné mais absolu comme son auteur, Le Voyage Clandestin, ce roman d’un aller simple qui n’aura pas le Goncourt, consacre la subtile et obsessionnelle tendresse d’un jeune Français, hanté par l’altérité, malgré ses « horribles » origines normandes. Dans son parcours précoce de journaliste errant, d’écrivain avant la lettre et dont l’inconscient se déchire entre le syndrome Lawrence d’Arabie et la poésie de rupture de Jean Genet, entre ces deux versions contrastées de la fascination orientale, entre ces deux extrêmes de l’attraction, Loïc Barrière campe dans une vigilante sédentarité nimbée d’idéalisme. Le personnage de Catherine, cette porteuse de valise aussi poignante que déchirée, le maton en chef, juif pied-noir compatissant à l’égard des détenus maghrébins, ne procèdent-ils pas de l’angélisme littéraire ?

« Porteuse de valise, oui, j’aime bien cette façon de décrire Catherine. Je n’ai pensé à personne en particulier mais à un grand nombre de gens autour de moi qui ont une action militante et discrète. Le Voyage Clandestin a été écrit avant la médiatisation des Sans Papiers de Saint-Bernard. Quelle heureuse surprise de voir à la télévision tous ces Français décidés à héberger des étrangers victimes de l’administration, comme l’a fait Catherine dans mon roman. J’y ai vu une forme de résistance moderne. Car quoi qu’on dise, ces vagues d’arrestations et d’expulsions ne sont pas sans rappeler certaines années noires de ce pays. Quant au juif pied-noir, c’est effectivement un directeur de prison atypique, mais il doit bien avoir des petits frères dans la réalité. Les juifs du Maghreb et les pieds-noirs ont fini par être reconnus comme membres à part entière de la société française. Bientôt, j’espère, viendra le jour où on pourra être musulman en France sans être suspect pour autant. »

DJILALI BENCHEIKH, « Ensemble », Juillet-août 1998.

 

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