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loicbarriere
23 février 2007

Analyse du "Voyage Clandestin" dans la revue du CNDP

Histoires de racines
ODILE BREAUD

 

Parmi les élèves, beaucoup sont issus de l’immigration. Que connaît-on précisément de leur histoire, de leurs problèmes ? Grâce aux nombreux romans traitant de l’intégration, on pourra aborder avec la classe tout ce qui a trait à ce thème.


On parle à propos des immigrés et du destin qui leur est réservé dans les pays d’accueil, et notamment en France, d’intégration. Un mot passe-partout qui renvoie à des réalités sociologiques et affectives multiformes selon les époques et les pays. Le vocabulaire du champ sémantique de l’intégration est à l’image du concept : ambigu et complexe. Émigration, assimilation ou au contraire ségrégation, il y a tout cela dans le mot intégration.
D’une manière générale, peut-être pourrait-on opposer le temps de l’émigration, temps de départ, au temps de l’intégration, qui intervient plus tard, une fois débarqué du bateau ou de l’avion, et qui, selon les lieux et les contextes, se présente comme assimilatrice ou au contraire ségrégationniste. Toutes les thématiques inhérentes à ce terme ont été et sont développées par les auteurs de jeunesse, soucieux avant tout de montrer des trajectoires individuelles exemplaires et fraternelles, en dépit de tout. L’émigration a mis en cause et met encore en cause beaucoup d’enfants. Appuyés au bastingage des bateaux, calés sur les ballots, se glissant sous les grillages des frontières, ils ont été de tous les voyages, de tous les passages. C’est souvent en les invoquant, en les évoquant, « pas cette vie-là pour toi, mon fils, ma fille », que les parents se sont décidés à partir.
L’installation et la vie dans la terre d’accueil, le temps de l’intégration proprement dit, constituent une autre source d’inspiration pour les auteurs de jeunesse. Il faut dire que, à ce stade, plus encore que dans les premiers moments, les enfants sont partie prenante et jouent un rôle. Ils apparaissent même à bien des égards comme les moteurs de cette phase, dont ils maîtrisent les rouages davantage et plus vite que les parents.

TOUT COMMENCE PAR UN VOYAGE

Émigrer, c’est d’abord partir. Le processus migratoire, quel qu’en soit le motif, la faim, la guerre ou le regroupement familial, implique un voyage. Plus ou moins long, plus ou moins aventureux. Un voyage dont la valeur initiatique est évidente.
Les auteurs de jeunesse l’ont bien compris et une majorité d’ouvrages s’ouvre sur le récit d’un voyage, développé sur un ou deux chapitres. Il s’agit le plus souvent d’un voyage familial. Toute la famille s’en va, laissant derrière elle une maison vide, sous la garde d’une grand-mère ou d’une tante auxquelles on écrira, ultime lien. Moi, Alfredo Pérez de Marie-Christine Helgerson débute ainsi par le récit du départ et du voyage d’Alfredo et de sa famille. Ne pouvant plus faire face aux dettes, le père d’Alfredo décide de quitter Mexico pour la Californie. À pied et en stop, la famille s’épuise à atteindre la frontière. Fatigue, poussière, angoisse de se faire prendre au moment du passage, le voyage est souvent épique et les effets de suspense y sont nombreux. À ce stade, Alfredo et sa sœur Catarina sont encore des gamins passifs qui suivent leurs parents. Au fil des pages, la dimension familiale du voyage s’estompe et le voyage d’Alfredo évoque, dans sa phase finale, c’est-à-dire le passage de la frontière, une initiation symbolisée par la traversée souterraine, dans un égout, des lignes de barbelés. Au sortir de l’égout, Alfredo n’est plus le même. Son enfance est restée de l’autre côté. Une nouvelle vie commence dont le garçon sera le maître. Alfredo va se révéler fort et devenir « le premier homme de la famille » devant son père. Le fils sera celui qui va réussir l’étape suivante, s’intégrer à la société d’accueil.
Autre voyage initiatique, celui de Kenny, le héros de Voyage à Birmingham de Christopher Paul Curtis. Parti en voiture et en famille du nord des États-Unis, Kenny, jeune Noir américain très intégré, va rejoindre pour des vacances l’Alabama sudiste et raciste, terre de ses ancêtres esclaves. Au départ, un simple déplacement familial que les circonstances – les émeutes raciales de 1963 – vont transformer en voyage initiatique pour Kenny et son frère Byron. Dans le fracas d’un attentat, ils découvriront la réalité de leur identité noire et la haine qu’elle peut soulever.
Pour la narratrice de Terminus Nord, belle fiction autobiographique de Malika Wagner, le voyage est très bref : Aubervilliers-gare du Nord. Il sera néanmoins l’occasion d’une véritable traversée des apparences : la cité, l’ennui de l’été, la difficile relation avec le père algérien. Pas plus loin que la gare du Nord, la narratrice et ses copines découvriront (ou s’inventeront ?) un monde fantasmatique de garçons et de filles blonds en partance vers un Nord mythique, frais et riche. Comme une Alice des villes, Malika se réveillera au bout de l’été, le front collé à la vitre du train de huit heures qui relie Aubervilliers au bureau où elle a trouvé un petit boulot.


Qui dit voyage d’émigration dit papiers vrais ou faux, visas, droits d’entrée. Cela fait partie du voyage. Certes, les enfants y sont moins directement confrontés que les parents et il est vrai qu’Adel, le héros du Voyage clandestin de Loïc Barrière, est un jeune adulte. Ce texte, plus qu’un roman pour la jeunesse, est un roman de transition destiné à des lecteurs déjà mûrs. Parti tenter sa chance en France, Adel va, avant même d’arriver de l’autre côté de la mer, vivre, de manière moins symbolique qu’Alfredo, une véritable descente aux enfers : passeport perdu, argent volé, il traversera la mer au milieu de la tempête et des vomissures pour débarquer, illégal et clandestin. À l’inverse du petit Kenny, découvrant douloureusement mais positivement son identité noire, Adel va se réveiller la mort au front.

La mort aussi est au bout du voyage dans Haïti chérie de Maryse Condé : Rose-Aimée se noiera au large des côtes américaines. Maryse Condé fait le récit de ce voyage sans retour avec une grande efficacité, soutenue en cela par des illustrations très inspirées de la BD et propres à retenir l’attention des plus jeunes lecteurs auxquels le livre est destiné.
Il peut arriver que la thématique du voyage soit tellement envahissante que, loin de se limiter à un chapitre d’introduction, le récit du voyage initial occupe tout l’espace romanesque. Le voyage devient le sujet du roman. C’est le cas du beau livre de David Kherdian, Loin de chez moi. L’auteur, reprenant à son compte les récits autobiographiques de sa propre mère, raconte l’odyssée d’une toute jeune fille, Véron, qui fuit l’Arménie en proie aux pogroms turcs de 1917. Le récit démarre peu de temps avant la fuite de la famille et s’achève cinq ans plus tard au moment où Véron, devenue jeune fille, s’embarque pour l’Amérique. Entre les deux, une vaste chronique épique dans laquelle aventures et découvertes s’entremêlent.

Les mots justes

Emmanuel Todd, dans l’ouvrage qu’il a consacré au destin des immigrés dans les démocraties occidentales, attire l’attention de son lecteur sur la terminologie en usage à propos des phénomènes migratoires. À quelles réalités sociologiques et affectives les termes phares renvoient-ils ? Intégration, assimilation et leur sombre écho que sont les mots de ségrégation et d’apartheid. Un champ sémantique à creuser. Pour Emmanuel Todd, le mot intégration est un mot vide de sens et riche seulement des contresens qui l’engraissent. Ainsi les Allemands ne refusent-ils pas d’intégrer les travailleurs turcs tout en n’envisageant pas d’assimiler leurs enfants élevés pourtant en Allemagne. Les Noirs américains sont intégrés dans la mesure où, en théorie, ils ont les mêmes droits que tous. On sait ce qu’il en est encore aujourd’hui. En France, l’assimilation des minorités est un des principes qui, développés jusqu’au fantasme, ont fondé la Grande Nation. Elle suppose de la part des impétrants des prérequis sociologiques et culturels, ce que Todd appelle le « fonds commun minimal », faute de quoi, le mélange ne peut pas prendre. Les prérequis de l’assimilation à la française sont l’exogamie et la bilatéralité : on se marie à l’extérieur du groupe familial et tous les frères sont égaux. Ce système est en parfaite opposition avec celui qui prévaut en terre musulmane, à savoir un système endogamique et patrilinéaire. Le processus d’assimilation des musulmans en France impose donc, à un moment ou à un autre, la désintégration des systèmes anthropologiques familiaux maghrébins. Autant dire que les relations parents-enfants sont au cœur du problème. Si le mot intégration n’a pas de sens, en revanche, le mot désintégration, ici, en a un.

LES LUMIÈRES DE LA VILLE

La plupart des migrations du XXe siècle, celles qui sont la source principale de l’inspiration des auteurs de jeunesse, ont été des migrations vers la ville, vers les lumières de la ville.
Parler des lumières de la ville n’est, bien sûr, pas anodin, et l’ombre de Charlot accompagne le voyage migratoire. À titre d’exception, on mentionnera le récit en forme de journal de Patricia Clapp, Constance, relatant l’arrivée d’une jeune fille avec les colons anglais du Mayflower au XVIIe siècle. Les enfants nouent avec la ville qui les accueille, de bon ou de mauvais gré, des relations fortes et privilégiées, même si elles ne sont pas, peu s’en faut, exemptes de chagrin et de rancœurs. C’est le cas de Nicolas dans Une chance pour nous de Nicholas Gage. Le roman tout entier est un apprentissage de la ville américaine des années cinquante par un enfant de la campagne grecque. Apprentissage de la ville américaine encore, mais cette fois en Californie, pour Alfredo, dans Moi, Alfredo Pérez. Plus vite que leurs aînés absorbés par la recherche du travail nourricier ou effrayés par un environnement indéchiffrable, les enfants vont faire la conquête et être conquis par une ville dont – scolarité oblige – ils auront vite les moyens de déchiffrer les hiéroglyphes et les rituels.
Ces moyens, certains vont les mettre au service de leurs aînés, confirmant par là leur rôle d’initiateur. Dans Le Voyage de mémé, de Gil Ben Aych, Simon accompagne sa grand-mère, qui refuse de prendre le métro. Dans un périple pédestre, il va tenter de lui expliquer qu’on « n’est plus à Tlemcen ». Le double et contradictoire regard sur la ville d’un enfant curieux et de sa grand-mère aux prises avec un monde inconnu donne un récit « urbain » tendre et drôle : « Comment peut-on être Persan, mon fils ? » « Mais si, mémé, on peut. » L’humour et le rire, pour faire la passerelle entre deux mondes, sont exploités avec beaucoup de finesse. Autre regard « persan », celui de l’héroïne du Blue-Jean des exilés d’Alexandra Carrasco. Dans ce contexte précis, dix ans après Le Voyage de mémé, la ville a pris des allures de banlieue, mais le regard de cette toute jeune fille chilienne, arrivée de la veille, est du même ordre que celui de Simon et de sa grand-mère. Curiosité, perplexité pour un environnement sociologique dont Clara fait la découverte amusée. Des découvertes, on peut en faire dès l’âge le plus tendre, comme l’héroïne de Quand papa était mort de Brigitte Smadja, qui cherche la tour Eiffel à Sarcelles, ou comme la petite Shadé, dans Shadé à Montmartre d’Anne Laflaquière, qui découvre par hasard que la ville continue au-delà de Barbès. Barbès, archétype du quartier d’arrivée parisien, quartier aimé et dont en même temps on a honte. Lili, dans La Tarte aux escargots de Brigitte Smadja, est scolarisée aux limites de l’élégante Plaine Monceau et n’osera pas dire qu’elle « est de la Goutte d’Or ». Elle inventera pour ses amies du lycée un quartier « où il y a de l’or ». Au fil du temps, les enfants des migrants deviennent souvent les maîtres de leur quartier d’habitation. Là sont leurs racines. De ces quartiers, souvent un simple îlot, ils connaissent les moindres recoins. Le Chaâba, bidonville des abords de Lyon, n’a pas de secrets ou plutôt en a beaucoup pour le gone et ses copains, dont il est le terrain d’aventures (Le Gone du Chaâba, d’Azouz Begag). Pour les enfants de la « deuxième génération », ceux qui sont nés dans la terre d’accueil et notamment en France, le quartier a depuis longtemps quitté le centre des villes pour la banlieue et ses cités. Des lieux très familiers mais dont les limites sont de moins en moins faciles à franchir. De ce bornage, les romans de jeunesse témoignent. Ainsi Samira, dans Samira des Quatre-Routes de Jeanne Benameur, a le cœur qui bat fort quand, quittant la cité, elle arrive dans le « quartier des pavillons ». Même confinement, vécu de manière plus aiguë par l’héroïne de Terminus Nord de Malika Wagner. Paris est loin d’Aubervilliers. Un éloignement paradoxal sur lequel s’articule tout le roman. Pour Johnny, le héros de Rite de passage, récit posthume du grand écrivain américain Richard Wright, pour Chafiq, le Pakistanais, dans Mon ami Chafiq de Jan Needle, le quartier se réduit au territoire à défendre contre la police ou les autres bandes. Ce quartier territoire est un quartier dont on ne sort plus ou alors la peur au ventre. Ainsi Chafiq et son ami Bernard quittant leurs ghettos respectifs pour une descente à l’Aide sociale en centre-ville.

PASSEURS ENTRE DEUX MONDES

Les enfants sont bel et bien appelés à être les véritables passeurs du monde d’hier, celui d’où viennent leurs parents, au monde d’aujourd’hui, celui où ils sont.
Ce destin en fait des héros « très ciblés » et bien adaptés à des œuvres destinées à la jeunesse. Courage, persévérance, volonté de réussir et de s’en sortir. Prise en charge des adultes démunis ou perturbés par le choc culturel qu’ils subissent. Tous les ingrédients du héros positif sont réunis. Et exploités. Ainsi Alfredo, dans Moi, Alfredo Pérez, réagit à la passivité de son père, content de sa bière et de sa télé et qui n’en veut pas plus, et entreprend avec sa sœur Catarina de mettre sur pied un commerce de brocante, qui intéressera antiquaires et clients des quartiers riches. Chafiq, dans Mon ami Chafiq, s’occupe de toute sa famille, déstabilisée par la maladie de la mère. Sa stature de héros sera encore amplifiée par le fait que le récit est placé dans la bouche de son ami anglais, Bernard : « C’est mon copain. Il s’appelle Chafiq. Il est Pakistanais. » Chez Selda, l’héroïne de La Cascade gelée de Gaye Hiçyilmaz, la prise en charge familiale est moins ostensible mais néanmoins réelle. Elle est symbolisée par l’amitié de la jeune fille avec la propre fille du patron de son père qu’elle invite chez elle pour un goûter turc. Pour beaucoup, c’est à l’école, qu’ils fréquentent avec succès et assiduité dans la plupart des récits, que ces adolescents doivent de pouvoir être les passeurs que nous évoquions. Si l’école sert rarement de contexte référentiel au récit, elle est un passage obligé, le lieu de l’altérité. On y apprend à parler la langue des autres, on y rencontre les autres, amis ou ennemis. Alfredo, toujours lui, n’a de cesse d’être admis dans la « classe américaine » et non dans une classe de deuxième ordre, hispanisante et réservée aux Mexicains fraîchement arrivés. Dans La Cascade gelée, Selda la Turque se retrouve à l’école suisse dès le lendemain de son arrivée. Elle ne comprend rien, son allure et celle de sa sœur dénotent. Quatre mois plus tard, elle passera dans la classe supérieure, ira tous les jours à la bibliothèque et deviendra l’amie de Giselle. Le lycée Jules-Ferry à Paris joue un rôle clé dans La Tarte aux escargots de Brigitte Smadja, chronique d’une installation dans le Paris des lendemains de la guerre d’Algérie. Le lycée accueille Lili et sera pour elle le lieu du savoir. Il sera aussi le lieu de la prise de conscience de sa différence – être pauvre et mal habillée, ne pas habiter là où il faut – au milieu de petites filles privilégiées. L’école est présente, mais cette fois par défaut, dans le roman de Richard Wright, Rite de passage. Johnny, en rupture sociale et familiale, trouvera refuge au sein d’une bande de jeunes Noirs dont le repaire (et le repère) est précisément la cave d’une école que le jeune garçon a été contraint d’abandonner.
Tous ces romans mettent en scène de très jeunes héros, dont l’âge est compris entre onze et quinze ans. Ils s’adressent à des lecteurs du même âge et leur proposent des projets de vie exemplaires et positifs comme il se doit dans ce type d’ouvrages.

Ce n’est pas le cas du Voyage clandestin de Loïc Barrière. Adel, le héros, est déjà un adulte, et son histoire est à première vue placée sous le signe de l’échec. Pourtant, à sa manière, Adel est lui aussi un passeur, et non des moindres. Emprisonné à la suite d’un contrôle d’identité, Adel, authentique musulman, aura pour compagnon de cellule le jeune Kadour, Beur sans repères, et le vieux Mansour, Kabyle qui a oublié jusqu’au nom de son village. Adel, le clandestin, l’illégal, va devenir, au fil d’un temps de ramadan, le passeur de ses compagnons pour lesquels il va renouer les fils d’une tradition et d’une spiritualité inconnue ou oubliée.


En marge de ces jeunes passeurs réalistes ou inspirés, certains romans, souvent traduits de l’américain – et ce n’est pas fortuit – mettent en scène des enfants « éveilleurs ». Américains d’origine, ils ont été élevés pour des raisons diverses en Inde, en Chine. Revenus au pays, ils vont tenter de communiquer leur culture d’adoption à leurs camarades d’école. C’est le cas de Ganesh, alias Jeffrey, dans Ganesh de Malcolm J. Bosse. Jeffrey, revenu d’Inde à la mort de son père, fera bénéficier ses amis de tout ce que lui a légué l’Inde hindouiste. C’est le cas également de Jean, la « Chinoise », dans Je suis née en Chine de Jean Fritz. Revenue aux États-Unis au début de la guerre sino-japonaise, elle va aller de découvertes en nostalgies, confrontant en permanence, de la cuisine à l’école, de la rue au jardin, son expérience actuelle et ses souvenirs du bout du monde. Autre exemple de ces mises en parallèle culturelles, celui de La Petite Fille au kimono rouge de Kay Haugaard qui présente l’amitié, sur fond d’échanges culturels, d’une petite Japonaise émigrée aux États-Unis avec des Américaines. Écrits dans les années qui ont vu se développer aux États-Unis l’idéologie multiculturaliste et pluriethnique, ces romans un peu vieillis parfois plaident pour une cohabitation des cultures. Mais attention, ici chacun reste dans son identité, l’idée du métissage, de l’interpénétration culturelle, est d’autant moins évoquée que prudemment les protagonistes sont américains, même s’ils se prénomment Ganesh. On est en fait aux marges du roman d’intégration. On échange plus qu’on ne mélange. On échange Halloween contre la fête des cerfs-volants et bleu-jean contre kimono. Le propos est généreux, il n’est vraisemblablement pas réaliste mais permet de riches digressions documentaires sur des manières de vivre traitées en comparatif.
C’est à un album destiné à de très jeunes enfants qu’il revient de dire avec le maximum d’efficacité – et là l’humour à nouveau est appelé à la rescousse de la démonstration – que, en définitive, nous sommes tous semblables parce que tous différents. Thème « bateau » s’il en fut et durement mis à mal au quotidien de la vie. Néanmoins, L’Autobus numéro 33, celui qui prend tout le monde, les chiens et les alligators, les vieux et les jeunes, l’autobus numéro 33, celui qui va partout, du pôle Nord au Brésil en passant par Sarcelles, l’autobus numéro 33 d’Olivier Douzou et Isabelle Simon dit la fraternité. Et on y croit, le temps d’un parcours en autobus.

Le multiculturalisme américain

À la suite du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains, le président Johnson signe, en 1965, la loi qui leur permet de s’inscrire sur les listes électorales. Autour de leurs leaders, ils passent alors de la revendication non violente symbolisée par le pasteur Martin Luther King à la revendication de leur négritude avec Malcolm X et Stockley Carmichael, le leader du Black Power.
Il ne s’agit plus seulement de revendiquer l’égalité des droits, mais aussi d’exalter la différence. Dans la foulée de ces revendications, d’autres groupes de populations vont s’engouffrer : les Indiens, les Hispaniques, etc. Se développe l’idée que la société ne peut être que multiculturelle et qu’il faut exalter toutes les différences : celle des races, celle des ethnies et même celle des sexes. « Insister sur l’appartenance d’origine plutôt que sur l’accomplissement personnel, c’est aller à l’encontre des valeurs démocratiques fondamentales » (Tzvetan Todorov, « Le spectre du multi-culturalisme américain », in Esprit, juin 1995). Sans doute l’utopie multiculturaliste américaine a-t-elle fait progresser le droit de certaines minorités, les femmes par exemple.
Mais cultiver les différences ne veut pas pour autant dire se mélanger. Bien au contraire. Pour certains sociologues, il est clair que ce culte de la différence est la contrepartie d’un très ancien et très profond racisme. On rappellera à ce propos que la plupart des groupes religieux qui fondent l’Amérique au XVIIe siècle (les puritains de Nouvelle-Angleterre par exemple) relèvent de pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation. » On comparera ce multiculturalisme à l’universalisme français

LE PRIX À PAYER

Les romans d’intégration se font largement l’écho des problèmes sociaux et familiaux que génère tout processus migratoire. Il est rare, en effet, que les trajectoires enfantines et adolescentes évoquées puissent faire l’économie de la désillusion, de la mise à l’écart, de la nostalgie, sinon de la violence et de la haine. C’est le prix à payer.
En matière de rejet, de mise à l’écart, ce qu’on pourrait appeler le fonds commun de l’exil, les romans de jeunesse évoquent moins de grandes démonstrations d’hostilité, encore qu’il y ait bien des exceptions à ce constat – émeutes raciales d’Atlanta en 1963 dans Voyage à Birmingham, pogroms contre les Arméniens en 1917 dans Loin de chez 
moi –, que des petits faits de la vie quotidienne, petits mots, petits gestes qui n’en font pas moins mal. Ainsi Selda, la jeune Turque de La Cascade gelée. Le jour même de son arrivée en Suisse, elle est traitée de « Blöde Kuh » par un petit garçon. Une injure qu’elle ne comprend d’ailleurs pas et à propos de laquelle elle interroge son frère aîné qui l’a précédée. Lili, l’héroïne de La Tarte aux escargots, repère vite Luisa au duffle-coat qu’elle porte. Le même que le sien, venu tout droit du Bureau d’aide sociale. Les autres filles de la classe, celles de la Plaine Monceau, kilt écossais et chaussures vernies, repèrent aussi les manteaux et chuchotent. Être comme les autres, leur ressembler, c’est l’objectif de tous ces enfants venus d’ailleurs et l’expression souvent poignante de leur mise à l’écart.

Au pays de l’homme universel

Le type familial dominant en France, et notamment dans le Bassin parisien, est, pour ce qui concerne les relations entre parents et enfants, égalitaire et libéral.
Dominant ne veut pas dire exclusif, et il faut souligner l’importance des familles « souches » (autorité absolue du père, inégalité relative des frères) sur la périphérie de l’Hexagone ou dans les campagnes. Le système anthropologique français est une combinatoire de ces deux types anthropologiques.
Cette représentation dualiste mettant en évidence la coexistence de deux types fondamentaux permet la spécificité de l’universalisme français : « L’universalisme n’est pas né de l’infinie diversité des modes de vie observables sur le territoire, mais de l’affrontement dynamique et incessant d’un type anthropologique à vocation universaliste, dominant depuis la Révolution, et d’un type plus différentialiste, dominé mais irréductible » (Emmanuel Todd, Le Destin des immigrés).
La logique universaliste qui prévaut en France et que la Révolution française a inscrite au fronton de la République (Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit) s’appuie sur la certitude a priori d’une essence commune.
Elle n’exclut pas pour autant l’acceptation de mille différences (habitat, nourriture et pourquoi pas couleur de peau). Au jour le jour et au fil de l’histoire, c’est évidemment moins simple...

Revue du CNDP

La nostalgie aussi fait partie du fonds commun à toute expérience de l’exil. Peu d’enfants y échappent, quelle que soit par ailleurs leur volonté d’intégration. Obsédant, le regret qu’ont les enfants du soleil, de la chaleur. Dans les textes destinés aux plus jeunes, ceux de Brigitte Smadja par exemple, La Tarte aux escargots, Quand papa était mort, les développements climatologiques sur le thème comparé du soleil de là-bas et du froid d’ici sont d’une extrême efficacité pour faire comprendre l’arrachement que représente l’exil.
Au chapitre des nostalgies enfantines, la nourriture est longuement évoquée. Mais là, il suffit d’un geste maternel pour renouer le fil du passé, en l’occurrence faire des gâteaux au miel ou des enchilladas. On ne peut parler de nostalgie sans faire référence à l’album d’Allen Say, Le Voyage de grand-père. Entre le Japon et la Californie, un grand-père puis son petit-fils vont et viennent, entre guerre et paix, entre souvenirs et découvertes. S’il s’exprime toujours, à un moment donné et pour tous, en termes sinon de racisme, du moins de mise à l’écart, de relégation, sur d’autres plans, le prix à payer pour intégrer la société se décline différemment selon les pays d’accueil, leurs traditions, leur conception de l’homme dans sa relation aux autres. Ainsi, en France, pays des droits de l’homme, la volonté assimilatrice, héritée de la Révolution française, a-t-elle pour conséquence à la deuxième génération, celle qu’on appelait la génération « beur » dans les années quatre-vingt, une déstructuration de la cellule familiale traditionnelle qui laisse les pères douloureux, les fils sans repères et les filles sur la défensive. « Dès que l’enfant est mis en contact avec l’extérieur, le noyau identificatoire des parents ne fait pas le poids face à celui des institutions », écrit Azouz Begag dans Écarts d’identité. À partir de là, les écarts entre les enfants et leurs parents ne cessent de se creuser. Le désancrage est d’autant plus fort que, le temps passant, les parents n’ont plus que des réminiscences, des miettes de leur culture d’origine à transmettre. Le fait que la société d’accueil soit pour le moins paradoxale dans ses comportements, oscillant entre relégation et assimilation, ne simplifie pas les choses et explique que bien des jeunes, notamment les garçons, s’enfoncent dans l’échec. Il est à noter que cet aspect particulier, dont la filmographie se nourrit (La Haine, de Mathieu Kassovitz, Petits Frères, de Jacques Doillon), est peu évoqué en littérature. Le jeune héros peut déraper, se tromper, il reste du bon côté de la route. En revanche, la détérioration des rapports parents-enfants en milieu immigré est largement évoquée dans les romans d’intégration. On peut même dire que, d’une certaine manière, à l’heure actuelle, c’est une des sources d’inspiration les plus fécondes pour des auteurs dont un certain nombre sont issus de l’immigration maghrébine. Citons les œuvres de Jeanne Benameur et notamment Samira des Quatre-Routes. Azouz Begag, quant à lui, a fait de la relation père-fils un des pivots de son œuvre. Il n’est que de relire le petit récit de La Force du berger pour s’en convaincre. « Mon père, l’ancien berger, pleurait sa défunte autorité paternelle. » Une autorité dont le père de Malika Wagner, dans Terminus Nord, abuse de manière quasi obsessionnelle, totalement étranglé dans ses contradictions.
Le caractère assimilateur de la société française a, sur les jeunes qui sont en train de prendre racine sur son sol, une autre conséquence. Il rend difficile, voire impossible, le retour en arrière. Quand on est mort, c’est pour toute la vie d’Azouz Begag est un récit tout entier consacré à cette impossibilité du « retour au bled ». Les étrangers, pour le narrateur, ce sont les passagers algériens du car qui, à travers le désert, le ramène vers Alger et vers la France, le « doux pays de son enfance ». Même sentiment d’étrangeté à rebours pour Oya qui, après avoir grandi à Francfort, retrouve la Turquie et un carcan de traditions qu’elle n’imaginait même pas (Karin König, Ma patrie étrangère).
Aux États-Unis, Alfredo le Mexicain aura avec ses parents, ancrés dans leurs traditions, des relations du même type que celles des enfants d’immigrés « français ». Rien de semblable pour Johnny, le héros de Rite de passage de Richard Wright. Johnny a pourtant sur Alfredo l’avantage d’être Américain en droit, mais Johnny est Noir. Une situation insurmontable et insurmontée qui induit une ville dans la ville, un espace réservé, un ghetto. Peu de romans sont proposés aux lecteurs français sur ce thème, mais celui de Richard Wright est tellement fort pour dire la souffrance du rejet et de la mise à l’écart que, s’il fallait n’en garder qu’un, ce serait peut-être celui-là.

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